Mise au jour de l’ampleur et de l’intensité des violences ethniques au Darfour occidental

Lundi 8 janvier 2024
Introduction
Une enquête de mortalité rétrospective menée auprès de réfugiés soudanais au Tchad par Epicentre, documente l’ampleur de la vague de violences qui a déferlé sur la région en milieu d'année, alors que les atrocités se sont poursuivies ces derniers mois dans la région d’El Geneina, capitale du Darfour occidental.
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Adre Tchad
Corps éditorial

Epicentre a mené une enquête de mortalité rétrospective entre août et septembre 2023 dans trois camps de réfugiés, Toumtouma, Arkoum et Ourang, au Tchad accueillant respectivement environ 6 000, 44 000, et 25 000 personnes à ce moment-là.

Camp d’Ourang : une mortalité multipliée par vingt pendant la crise

Si les résultats indiquent, dans les trois camps de réfugiés, une surmortalité importante dans les ménages à partir du début du conflit au Soudan en 2023, ce sont les réfugiés du camp d’Ourang, qui viennent principalement d’El Geneina, qui ont été les plus durement affectés. Le taux de mortalité atteint 2,25 morts pour 10 000 personnes par jour, entre mi-avril et le début de l’enquête, avec un pic en juin, ce qui correspond à une multiplication par vingt du taux de mortalité par rapport à la période précédente. 83% des personnes décédées sont des hommes et 82% des décès résultent de violences dont la plupart par arme à feu (79%). La majorité des décès a eu lieu à El Geneina et un quart sont survenus lors de la fuite vers le Tchad. Près d’un homme sur vingt parmi ceux âgés de 15 à 44 ans a été porté disparu sur cette période.

Une escalade de violence ethnique

Parmi les ménages du camp de Toumtouma, le taux de mortalité a plus que doublé entre mi-mars et la période précédente. Le début de la phase de crise est plus précoce que pour les deux autres camps car dès fin mars, des violences intercommunautaires avaient déjà éclaté au Darfour occidental et entrainé des déplacements de population importants vers le Tchad. Parmi les 62 décès signalés, 42 étaient des réfugiés, 19 des retournés et 1 déplacé. Ce camp se distingue en effet des deux autres par sa population : 60% de la population enquêtée était réfugié et 36% retourné. Ces premiers arrivants étaient des retournés de l’ethnie Zaghawa avec un ancrage dans la zone : ils vivaient dans des localités juste aux abords de la frontière et revenaient souvent voir leurs familles restées au Tchad. Les deux autres camps accueillent quant à eux presque uniquement des réfugiés pour la plupart Masalit.

Parmi les ménages du camp d’Arkoum, le taux de mortalité a, quant à lui, plus que triplé entre mi-avril et la période avant la crise. Comme à Ourang, les violences étaient la principale cause de décès signalée avec 77 % des cas à Toumtouma et 50 % à Arkoum. La majorité des décès a eu lieu dans la ville ou le village d’origine des personnes ou lors de leur déplacement pour fuir la violence des combats. La tranche d’âge la plus affectée était les hommes de plus de 30 ans, dont respectivement plus de 4%, 11% et 2% seraient décédés de causes violentes à Toumtouma, Ourang et Arkoum pendant la période considérée.

« Ces résultats corroborent les témoignages de patients parmi les quelques 1 500 blessés soudanais pris en charge par nos équipes en collaboration avec les autorités sanitaires tchadiennes dans l’unité chirurgicale de l’hôpital d’Adré depuis juin dernier. L’afflux de blessés le plus important que nous ayons vécu à Adré, avec 858 blessés de guerre reçus entre le 15 et le 17 juin, correspond au pic de mortalité observé dans l’enquête. De nombreux blessés rapportaient alors que des miliciens arabes les visaient en raison de leur appartenance ethnique Masalit et leur tiraient dessus à El Geneina. Ils nous expliquaient que ces violences se poursuivaient ensuite dans les villages et checkpoints qui jalonnaient la route vers le Tchad, ciblant systématiquement les hommes de la communauté Masalit », explique Claire Nicolet, responsable des programmes d’urgence au Tchad de Médecins sans frontières (MSF).

Les récits des réfugiés qui ont fui le Darfour occidental ces six derniers mois dressent le tableau d’une spirale de violences. Enracinée dans des rivalités politiques, économiques, et foncières entre les communautés présentes sur le territoire, la dimension ethnique des violences a pris une tournure particulièrement extrême dans la capitale El Geneina, aujourd’hui quasiment vidée de la communauté Masalit qui y habitait.

« Les miliciens nous ont dit que ce n'était pas notre pays et nous ont donné deux options : partir immédiatement au Tchad ou être tués ici. Ils ont pris quelques hommes et je les ai vus les abattre dans les rues, sans personne pour enterrer les cadavres » explique ainsi H., une personne d’une vingtaine d’années réfugiée à Adré après avoir fui El Geneina. « Sur la route du Tchad, nous avons été arrêtés à de nombreux checkpoints. Ils nous demandaient de quelle tribu nous étions, ils visaient les Masalit » rapporte un autre patient pris en charge par MSF à Adré.

L’un des derniers épisodes de cette violence s’est déroulé en novembre à Ardamatta, au nord-est d’El Geneina. Des centaines de personnes y auraient été tuées lorsque les milices ont pris le contrôle de cette zone qui abritait un large camp de déplacés et une garnison des forces armées soudanaises.

« 333 blessés, principalement en provenance d’Ardamatta et souffrant de plaies par balles, ont été pris en charge à Adré par les équipes médicales de MSF et du ministère de la Santé tchadien durant le mois de novembre » ajoute Claire Nicolet.

Les enfants, une population qui n’est pas épargnée

L’enquête a aussi évalué la prévalence de la malnutrition aiguë globale en fonction du périmètre brachial et/ou des œdèmes bilatéraux chez les enfants âgés de 6 à 59 mois. Elle était supérieure à 10% dans les camps d’Ourang et d’Arkoum, soit au-delà du seuil que le cadre Intégré de Classification de la sécurité alimentaire des partenaires mondiaux (1), considère comme sérieux. La tranche d’âge la plus touchée était les 6-23 mois, tout particulièrement à Ourang et Arkoum où la prévalence de la malnutrition aiguë globale atteignait respectivement 29% et 30%.

A cela s’ajoute une couverture vaccinale contre la rougeole insuffisante puisqu’elle n’était que de 59% à Toumtouma, 76% à Ourang et 64% à Arkoum, loin du taux minimum de 95 % nécessaire, selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), pour prévenir toute flambée épidémique. D’ailleurs dans le camp d’Ourang, 33% des décès d’enfants de moins de 5 ans étaient à imputer à la rougeole, suivie par la violence avec 30 % et 11% à la malnutrition.

 

Le conflit au Soudan a entraîné une crise humanitaire de grande ampleur dans l’est du Tchad où près d’un demi-million de personnes ont trouvé refuge, aux côtés de milliers d’autres réfugiés soudanais déjà présents dans le pays depuis deux décennies et de communautés locales elles-mêmes vulnérables. D’importants moyens financiers, logistiques et humains restent nécessaires pour intensifier la réponse humanitaire, notamment l’aide alimentaire d’urgence, à Adré et dans les camps alentours. Les équipes MSF continuent de fournir un large éventail de soins médicaux à l’hôpital et dans différentes cliniques et centres de santé (pédiatrie, santé maternelle, nutrition, chirurgie traumatologie, vaccination, santé mentale, etc.) et d’œuvrer à améliorer l’accès à l’eau et aux services d’hygiène et d’assainissement.

Pour en savoir plus sur la méthodologie de l’enquête

Trois enquêtes transversales ont été réalisées, la première avec un sondage aléatoire systématique dans le camp de Toumtouma du 7 au 13 août et les deux suivantes avec un sondage géospatial aléatoire en grappes dans les camps d’Ourang du 17 au 22 août et d’Arkoum du 30 août au 4 septembre. Chaque enquête comprenait la mortalité rétrospective, la fréquence et le type d'événements violents subis, le statut nutritionnel des enfants de 6 à 59 mois ainsi que la couverture vaccinale contre la rougeole des enfants âgés de 6 mois à 14 ans. La période de rappel s'étendait du 1er janvier au jour de l’enquête, soit un minimum respectivement de 210, 228 et 241 jours. Deux phases ont été considérées : 1) la phase avant crise (Toumtouma : 1 janvier - 14 mars 2023 / Ourang et Arkoum : 1 janvier - 14 avril 2023) et 2) la phase de crise (Toumtouma : 15 mars – jour de l’enquête / Ourang et Arkoum : 15 avril - jour de l’enquête). Pour le camp de Toumtouma, la phase de crise débute préalablement car, dès la fin du mois de mars, des violences intercommunautaires avaient déjà éclaté au Darfour occidental et entrainé des déplacements de population importants vers le Tchad.

Un échantillon représentatif de 3 093 personnes ayant un statut de « chef de famille » – soit 1032 ménages dans les camps d’Ourang et de Toumtouma et 1029 dans celui d’Arkoum – a été interrogé sur tous les membres du ménage présents au début de la période de rappel, ceux qui sont partis, arrivés, nés ou décédés au cours de cette période, avant et après le début du conflit. Cela a permis de déterminer un taux brut de mortalité et de le comparer sur les deux périodes. Il s’agit de l’un des indicateurs les plus utilisés pour évaluer la sévérité d’une crise parmi une population donnée.

 

(1) Cadre Intégré de Classification de la sécurité alimentaire (IPC). Preuves et normes pour de meilleures décisions en sécurité alimentaire et nutritionnelle. Manuel technique IPC version 3.1
©Johnny Vianney Bissakonou

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