Covid-19 : une enquête montre une sur-contamination dans des lieux de regroupement de personnes en grande précarité
Une enquête en île-de-France
Intitulée Précarité et séroprévalence de la Covid-19 en Ile-de-France, cette étude publiée le 5 février dans The Lancet Public Health est la seule à ce jour, en France et en Europe, à estimer, parmi les populations en situation de grande précarité, la proportion de personnes infectées et en évaluer les principaux facteurs associés.
“Les résultats confirment que la circulation du virus a été plus particulièrement active dans les situations où la promiscuité était la plus forte, c’est-à-dire quand la personne doit partager chambre, douches et cuisine avec plusieurs autres personnes” souligne Thomas Roederer, épidémiologiste à Épicentre et responsable de cette étude.
L’étude a été menée auprès de 818 personnes réparties sur deux sites de distribution alimentaire, deux foyers de travailleurs et dix centres d’hébergement d’urgence, situés à Paris, dans le Val d’Oise et en Seine-Saint-Denis.
Dans tous ces sites, la séroprévalence de la Covid-19 – la proportion de personnes exposées au virus qui ont développé des anticorps - s’est révélée très élevée. La variation importante de cette séroprévalence s’explique par la forte promiscuité dans les lieux de vie : de 23 à 62% au sein des centres d’hébergements d’urgence, 18% et 35% dans les deux sites de distribution alimentaire, et 82% et 94% dans les deux foyers de travailleurs. Parmi les 543 personnes ayant participé à l’enquête dans les centres d’hébergement, une personne sur deux était séropositive au SARS-COV-2. À titre de comparaison, une enquête de séroprévalence en population menée par Santé Publique France sur une période comparable avait montré qu’une personne sur dix incluses dans leur enquête était séropositive en Ile-de-France1.
L’enquête Précarité et séroprévalence de la Covid-19 en Ile-de-France a été conduite auprès d’une population principalement masculine (80%), plutôt jeune (49% de moins de 35 ans) et ne rapportant aucun problème de santé majeur dans la majorité des cas (79%).
Bien que la grande majorité des participants ont indiqué avoir généralement respecté les mesures barrière2, par ailleurs difficilement applicables sur leurs lieux de vie, vivre la période de confinement dans des situations de grande promiscuité où chambre, cuisine et sanitaires étaient partagés a effectivement accru le risque d’exposition. Ainsi, la séroprévalence parmi les personnes ayant transité par des gymnases est 3 fois plus élevée que celle estimée chez les personnes ayant été relogées directement en centres d’hébergement.
« Il ne faut pas que les dispositifs d’urgence qui permettent de mettre à l’abri temporairement des personnes sans hébergement, notamment à l’approche de la période hivernale, contribuent à créer de nouveaux foyers de contamination », alerte Corinne Torre, cheffe de mission en France pour MSF. « Les lieux collectifs comme des gymnases sont donc à éviter au maximum au profit des placements en hôtels et des hébergements avec des espaces de vie individuels qui permettent l’application effective des mesures de prévention » recommande-t-elle.
Dans les situations chroniques de mal-logement et de promiscuité, comme celles observées dans les deux foyers de travailleurs inclus dans l’enquête, MSF recommande également aux autorités de renforcer l’accès des résidents à l’information, à la prévention, au dépistage, et aux soins médicaux de façon universelle, avec une attention particulière à porter aux personnes les plus à risque de développer des formes sévères de la Covid-19. Ces dernières, compte tenu de leur forte exposition au virus, devraient se voir proposer un relogement à titre préventif dans des lieux moins densément peuplés.
« Cette enquête avait pour principal objectif d’évaluer l’intensité de la circulation du virus auprès de populations en situation de grande précarité et de définir des actions de prévention spécifiques pour mieux les protéger. Avec la recrudescence du nombre de cas positifs en France, notre enquête confirme la nécessité de conduire davantage d’études épidémiologiques pour mieux définir les stratégies prioritaires vis-à-vis des populations les plus à risque» constate Thomas Roederer.
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Thomas Roederer, Bastien Mollo, Charline Vincent, Birgit Nikolay, Augusto E Llosa, Robin Nesbitt, Jessica Vanhomwegen, Thierry Rose, Sophie Goyard, François Anna, Corinne Torre, Emilie Fourrey, Erica Simons, William Hennequin, Clair Mills, Francisco J Luquero
The Lancet Public Health, February 05, 2021DOI:https://doi.org/10.1016/S2468-2667(21)00001-3
1 Seroprevalence of SARS-CoV-2 among adults in three regions of France following the lockdown and associated risk factors: a multicohort study, Septembre 2020 : https://epicentre.msf.org/sites/default/files/2020-10/High_seroprevalence_of_SARS-CoV-2_antibodies_among_people_living_in_precarious.pdf
2 50% ont déclaré les appliquer la plupart du temps, 40% de temps en temps et 10% jamais
«La précarité, sous tous ses aspects, rend les populations plus inégales face au virus»
Libération le 6 octobre 2020
Interview de Thomas Roeder (Epicentre)
La publication d’une étude de Médecins sans frontières questionne de nouveau les inégalités des populations face au virus. Selon cette enquête réalisée fin juin, les migrants et les plus précaires ont été particulièrement exposés.
Thomas Roederer est épidémiologiste à Epicentre, le centre d’épidémiologie hébergé par Médecins sans frontières. L’ONG vient de publier une enquête inédite en France qui souligne la forte exposition de migrants et des plus précaires au coronavirus.
Votre étude est inédite car elle porte sur des populations, les migrants et les plus précaires, dont l’exposition au coronavirus a été peu interrogée jusqu’à présent. Les étrangers représentent 90 % de votre échantillon. Quelle était votre intuition ?
Pendant le confinement, nous nous sommes posé la question de savoir si le virus avait beaucoup circulé auprès de ces populations. La réponse, à ce moment-là, était qu’il les avait peu touchés. Nous nous sommes donc dit qu’on avait peut-être loupé quelque chose.
Nous avons entrepris de réaliser cette étude plus précisément sur l’exposition de ces populations au virus sur le long terme et nous avons pu obtenir des tests sérologiques auprès de l’Institut Pasteur. Elle ne visait pas à être représentative. Nous avons visé trois types de lieux : les foyers de travailleurs, les centres d’hébergement et les sites de distribution alimentaire. Nous y avons recruté un échantillon de 818 personnes, principalement dans les centres d’hébergement, là où nous avions accès à ce type de population. Nous avions estimé, avant la réalisation des tests fin juin, qu’entre 30 et 35 des personnes pourraient avoir été touchées par le virus. Finalement, c’est bien au-delà de ces chiffres.
Quels sont les résultats auxquels vous êtes parvenus ?
Au total, sur une moyenne des quelque 800 personnes, le pourcentage de cas positif est de 51,8 %. Ce que l’on constate aussi, c’est que ce sont les foyers qui ont été les plus touchés. Là-bas, on trouve 86 voire 94 % de cas positifs. Ensuite, ce sont les centres d’hébergements qui ont été les plus affectés. Lorsque l’on a communiqué nos résultats à l’Institut Pasteur, ils étaient aussi surpris que nous.
A-t-on une idée plus précise du taux de mortalité au sein de ces populations ?
Non, l’enquête ne peut pas y répondre. Nous avons une petite idée du nombre de cas graves car nous avons posé la question des hospitalisations lors des entretiens. Ils n’étaient pas si nombreux à nous répondre parmi ceux à avoir été hospitalisés. Mais ce sont des données qui doivent être complétées par les chiffres de l’ARS pour être exactes.
Comment expliquez-vous ces chiffres ?
C’est ce que nous avons tenté de comprendre en poursuivant l’enquête : qu’est-ce qui a pu conduire à une telle exposition ? L’un des principaux facteurs était la précarité, mais pas seulement. Il y a aussi la proximité induite par ces lieux, l’absence de distanciation sociale, ce sont des endroits où l’exposition est forte. D’autant que lorsque nous menons l’enquête, du 23 juin au 4 juillet, tout le monde ne portait pas de masque. Ça confirme ce dont on se doute : la promiscuité et le nombre de personnes que l’on côtoie par jour sont fortement associés à l’exposition au virus. A contrario, les personnes qui peuvent s’isoler chez elles ou n’ont pas besoin de sortir pour travailler sont moins exposées.
Au moment de la première vague, certains soignants dans les hôpitaux s’étonnaient de constaterqu’il y avait beaucoup d’immigrés de première et de seconde génération parmi les malades. On a même pensé à un moment qu’il pouvait y avoir un facteur génétique. Au final, n’est-ce pas simplement qu’ils sont les plus précaires en France ?
Principalement, oui, même si on ne peut pas tout écarter. Mais ce que l’on constate, c’est que les conditions de vie liées à la précarité vont être les principaux facteurs d’exposition au virus. La précarité, sous tous ses aspects, rend les populations plus inégales face au virus. Si, au cours de notre étude, les participants nous avaient affirmé qu’ils n’en avaient rien à faire des mesures, ça aurait été autre chose. Mais ça n’a pas du tout été leur discours. Quand ils ont eu des masques et du gel, ils ont essayé d’en mettre le plus possible. Ils n’avaient pas un comportement différent du reste de la population. Chez eux, la peur du virus est même très forte compte tenu des conditions de vie.
Est-ce qu’on peut considérer qu’il y a eu une absence de politique publique visant les migrants et les plus précaires ?
Une absence, je ne sais pas, mais une chose est sûre : les autorités se sont assez vite dit qu’il fallait faire quelque chose pour les plus vulnérables, notamment ceux à la rue, mais plutôt dans l’optique de protéger le reste de la population. Il y a donc eu des stratégies, mais elles étaient mauvaises car la mise à l’abri s’est faite dans des endroits où la promiscuité a été un gros problème, des gymnases par exemple où l’on a entassé 150 personnes à moins d’un mètre de distance. A l’époque, les associations se sont beaucoup battues pour faire reconnaître que ce n’était pas la bonne stratégie mais que des hôtels devaient être par exemple réquisitionnés. Dans les faits, il a fallu que les ONG tirent la sonnette d’alarme pour qu’il se passe quelque chose. C’est assez fou quand on y pense que, dans un pays comme la France, ce soit aux associations de jouer ce rôle-là.
Gurvan Kristanadjaja