10 ans de Chimio-Prévention du Paludisme Saisonnier (CPS) à Moïssala, Tchad : Bilan et Perspectives

Mercredi 24 avril 2024
Paludisme
Introduction
Depuis plus d'une décennie, la chimio-prévention du paludisme saisonnier (CPS) a été mise en œuvre dans diverses régions à forte transmission saisonnière du paludisme, afin de réduire l'incidence de cette maladie, en particulier chez les enfants de moins de 5 ans. À travers différents rapports et études d’Epicentre, il est possible d’examiner l'impact, les défis et les perspectives de cette stratégie préventive déployée par MSF dès 2012 dans le district de Moïssala au Tchad, en collaboration avec le ministère de la Santé publique et le Programme national de lutte contre le paludisme (PNLP).
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La CPS fait partie des mesures visant à prévenir le paludisme comprenant la lutte antivectorielle, le traitement préventif intermittent des femmes enceintes et (dans un proche avenir) la vaccination. Elle consiste à administrer aux enfants de 3 à 59 mois une prophylaxie antipaludique combinant sulfadoxine-pyriméthamine et amodiaquine, chaque mois pendant la saison des pluies, lorsque le risque de paludisme est élevé. Depuis 2012, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande son déploiement dans les régions où la transmission du paludisme saisonnier est importante, définies comme les régions où au moins 60% des cas annuels surviennent au cours d’une période consécutive de 4 mois. Depuis lors, elle a été adoptée et mise en œuvre à grande échelle dans 13 pays africains (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal Tchad et Togo), atteignant plus de 45 millions d’enfants en 2021 (1).

Adapter aux contextes pour optimiser la CPS

L’efficacité de la CPS a été démontrée dans plusieurs pays, contribuant à la réduction des formes graves de paludisme, de la prévalence de Plasmodium falciparum, de l'incidence du paludisme clinique non compliqué et de l'anémie palustre. Toutefois, dans son rapport de 2023, l’OMS souligne, en se basant sur l'expérience de plus de 10 ans de déploiement de la CPS, la nécessité de plus de flexibilité pour adapter cette stratégie aux besoins spécifiques de chaque pays (1). Il est donc important de disposer des outils appropriés pour choisir les bonnes stratégies à mettre en œuvre.

Capitalisation sur 10 ans de suivi à Moïssala

Epicentre a réalisé plusieurs enquêtes sur la couverture du programme de CPS mis en œuvre par MSF en collaboration avec le ministère de la Santé publique et le PNLP dans le district de Moïssala, au Tchad depuis 2013, avec une année d’interruption en 2019, riche d’enseignements. Au fil des années, différentes stratégies de distribution ont été utilisées (nombre de jours, porte-à-porte, sites fixes) et depuis 2021, à la demande du PNLP et pour tenir compte de la longueur de la saison de transmission, la distribution de CPS comporte 5 tours de distribution, au lieu des 4 tours précédemment effectués. Ces dix années constituent une mine d’informations pour comprendre l’impact de ces interventions, et de leur absence, à Moïssala sur l'évolution des cas de paludisme. Et pour approfondir encore cette compréhension, les épidémiologistes d’Epicentre ont élaboré un modèle mathématique qui explore l'effet de la variation du calendrier des cycles de CPS sur le nombre de cas de paludisme. Selon Jessica Sayyad, épidémiologiste à Epicentre, en charge de certaines de ces études, il convient de noter en premier lieu que la CPS semble être bien acceptée par les populations, étant donné que la proportion d'enfants dont les parents ont refusé de participer est très marginale.

Le deuxième point à mettre en avant est son efficacité. L’augmentation des cas et des hospitalisations à Moïssala constatée en 2019 est due à l'absence de CPS cette année-là. Les autres explications, comme une hausse de l'épidémie de paludisme ou une saison des pluies plus intense, sont à exclure. La réintroduction de la CPS en 2020 s’est ensuite traduite par une incidence nettement plus faible qu'en 2019, mais pas aussi faible que pendant la période 2014-2018. Les hospitalisations dans l'unité de lutte contre le paludisme ont suivi une tendance similaire.

Jessica Sayyad souligne que ces études offrent également la possibilité d'émettre des hypothèses sur l'amélioration des interventions ou de leur efficacité. Les fluctuations entre le nombre de cas et d'hospitalisations pendant la distribution de CPS et entre les cycles semblent indiquer que l’efficacité s’estompe entre les cycles, ce qui suggère que l’intervalle de 28 jours entre les distributions est peut-être trop long ou que les médicaments utilisés depuis plus de dix ans sont en train de perdre leur efficacité. Par contre, tant les données réelles que les résultats du modèle soutiennent la décision d'étendre la CPS à 5 cycles. On peut également noter que l'augmentation de la pluviométrie est rapidement suivie par une hausse du nombre de cas. Par ailleurs,une augmentation du nombre de cas avant la période de la CPS était souvent observée, car la CPS débutait trop tardivement après les pluies. En conséquence, en 2023, la distribution s’est déroulée de juin à octobre, contrairement aux années précédentes où elle avait lieu de juillet à novembre.

Suivi des résistances

L’utilisation à large échelle d’antipaludéens comporte cependant le risque de voir apparaître des formes résistantes de Plasmodium falciparum. Une caractéristique de ce parasite est son aptitude à développer des résistances aux médicaments utilisés pour la prévention ou le traitement du paludisme.

Comme l’explique Francesco Grandesso, « des recherches sur les mutations génétiques du Plasmodium falciparum, responsables de la résistance à la sulfadoxine (le marqueur appelé dhps) et à la pyriméthamine (le marqueur appelé dhfr), ont révélé que la résistance à ces médicaments n'est pas causée par une seule mutation génétique, mais par l'accumulation de plusieurs mutations. Plus il y a de mutations, plus le niveau de résistance à la sulfadoxine-pyriméthamine augmente, et le niveau le plus élevé de résistance est observé chez les parasites présentant cinq mutations (ou quintuple mutation) : trois mutations dans le marqueur dhfr et deux dans le marqueur dhps (2-6). »

Dès 2014, Epicentre a entrepris une étude sur les marqueurs génétiques de résistance à Moïssala, suivi par d’autres en 2021 et 2023. En 2021, les résultats indiquaient la présence de la triple mutation dans dhfr dans la grande majorité des parasites (84% des cas), ce qui avait déjà été mis en évidence en 2014, et documentaient une nette augmentation de la quadruple mutation (triple dhfr + dhps437) passant de 28 à 41% des cas, laissant présager une détérioration de la situation. « Les résultats de 2023 étaient dès lors très attendus, précise Francesco Grandesso, et ils confirment la tendance à l’augmentation observée préalablement. La quadruple mutation est présente dans 48 % des échantillons, et la quintuple dans 6%, contre un peu moins de 3% en 2021. »

Bien que les estimations des marqueurs associés à la résistance ne puissent pas directement prédire les échecs thérapeutiques, leurs évaluations, surtout leurs tendances, fournissent des indications pour déterminer si la combinaison sulfadoxine-pyriméthamine et amodiaquine reste un traitement efficace pour la CPS. « Il semble désormais crucial d'évaluer avec plus de précision la résistance à travers des études in vivo sur l'efficacité thérapeutique », conclut l’épidémiologiste. Un protocole est déjà en cours d’élaboration et une étude devrait débutée d’ici la fin de l’année.

Le suivi de l'efficacité de la CPS revêt une importance déterminante à un moment où l'arrivée de nouveaux vaccins contre le paludisme, RTS,S/AS01 et le R21/Matrix-M, ouvre de nouvelles perspectives pour le contrôle de la maladie. Dans les zones à forte transmission saisonnière de paludisme, le vaccin R21/MM a démontré une réduction de 75 % du nombre de cas symptomatiques au cours des 12 mois suivant l'administration d'une série de trois doses. Une quatrième dose un an après la troisième maintient l'efficacité du vaccin. Cette efficacité est comparable à celle observée avec l'administration saisonnière du RTS,S (7). De plus, l'administration simultanée du vaccin et de la CPS réduite encore la morbidité et de la mortalité. Bien que le déploiement à grande échelle de ces deux stratégies préventives pose plusieurs défis logistiques, c'est un réel espoir dans la lutte contre cette maladie parasitaire.

 

©Giuseppe La Rosa/MSF

 

  1. https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/372840/9789240078475-fre.pdf?sequence=1
  2. Plowe CV, Cortese JF, Djimde A, Nwanyanwu OC, Watkins WM, Winstanley PA, et al. Mutations in Plasmodium falciparum dihydrofolate reductase and dihydropteroate synthase and epidemiologic patterns of pyrimethamine-sulfadoxine use and resistance. The Journal of Infectious Diseases. 1997;176:1590–6.
  3. Kublin JG, Witzig RS, Shankar AH, Zurita JQ, Gilman RH, Guarda JA, et al. Molecular assays for surveillance of antifolate-resistant malaria. The Lancet. 1998;351:1629–30.
  4. Omar SA, Adagu IS, Gump DW, Ndaru NP, Warhurst DC. Plasmodium falciparum in Kenya: high prevalence of drug-resistance-associated polymorphisms in hospital admissions with severe malaria in an epidemic area. Annals of tropical medicine and parasitology. 2001;95:661–9.
  5. 10. Naidoo I, Roper C. Drug resistance maps to guide intermittent preventive treatment of malaria in African infants. Parasitology. 2011;138:1469–79. 11. Kublin JG, Dzinjalamala FK, Kamwendo DD, Malkin EM, Cortese JF, Martino LM, et al. Molecular
  6. markers for failure of sulfadoxine-pyrimethamine and chlorproguanil-dapsone treatment of Plasmodium falciparum malaria. The Journal of Infectious Diseases. Oxford University Press; 2002;185:380–8.
  7. https://www.who.int/fr/news/item/02-10-2023-who-recommends-r21-matrix-m-vaccine-for-malaria-prevention-in-updated-advice-on-immunization

 

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Incidence du paludisme, avec ou sans Chimioprévention du Paludisme Saisonnier (CPS) à Moïssala, Tchad 2014-2021 | Jessica Sayyad Hilario & Arielle Calmejane

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