Au-delà des chiffres : pourquoi les sciences sociales sont essentielles pour évaluer les modèles différenciés de soins pour l’hypertension et faciliter la décentralisation des soins

Mercredi 17 septembre 2025
Hypertension
Introduction
Au Kenya, dans certaines régions, plus d’une personne sur cinq est désormais touchée par l’hypertension (1). Pourtant, la prise en charge reste encore trop limitée, malgré l’introduction de traitements combinés en une seule pilule et les efforts de décentralisation des soins. Ces interventions doivent être renforcées, en particulier dans les zones rurales reculées. Dans ce contexte, les sciences sociales jouent un rôle essentiel pour mieux comprendre les déterminants sociaux, culturels et opérationnels influençant la mise en œuvre et l’acceptabilité de ces approches. Ces questions sont au cœur d’une étude actuellement menée par Epicentre et Médecins Sans Frontières (MSF) à Homa Bay, au Kenya et dont la phase exploratoire vient de se terminer.
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Hypertension Kenya
Corps éditorial

Alors que l’hypertension atteint aujourd’hui des niveaux de prévalence comparables dans les pays à revenu faible et intermédiaire (PRFI) et les pays à revenu élevé, les défis liés à son suivi et à sa prise en charge restent majeurs, notamment dans les zones rurales et reculées. Au Kenya, dans le comté de Homa Bay, la prévalence est estimée à 21,4 % (2), avec un accès très limité au diagnostic, au traitement et au suivi. Dans ce contexte, l’introduction des combinaisons thérapeutiques en une seule pilule (Single Pill Combinations, SPC) et les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) pour une mise sous traitement simplifiée et décentralisée offrent une opportunité unique d’adapter les soins aux réalités de terrain.

« Les preuves s'accumulent en faveur des SPC pour améliorer l’adhésion thérapeutique, réduire la toxicité et les effets secondaires et donc maintenir une tension artérielle contrôlée, explique Jihane Ben Farhat, responsable de l’étude et épidémiologiste à Epicentre. Le Kenya a intégrées les SPC dans ses recommandations nationales dès 2018, mais leur mise en œuvre reste faible, en raison de leur disponibilité limitée et dans une moindre mesure du manque de ressources humaines qualifiées dans les zones rurales. » 

Face à ces obstacles, l’intégration des modèles différenciés de soins, inspirés des expériences réussies dans la lutte contre le VIH devrait favoriser leur déploiement. Ces modèles proposent une approche centrée sur le patient, combinant décentralisation du traitement, délégation des tâches et personnalisation du suivi. L’objectif : rendre les soins accessibles, adaptés et efficaces, même dans les contextes fragiles. L’expérience de MSF dans la mise en œuvre de modèles décentralisés pour le VIH à Homa Bay constitue en outre une base solide pour expérimenter ces approches dans la prise en charge de l’hypertension. 

Dans le cadre de cette étude, plusieurs modèles de suivi sont proposés aux personnes vivant avec une hypertension stabilisée (condition requise pour être éligible à l’étude) :

  • Suivi standard : une consultation individuelle avec une infirmière tous les trois mois.
  • Renouvellement rapide en pharmacie : récupération des traitements tous les trois mois auprès d’un pharmacien, avec des conseils individualisés. En cas de symptômes, le patient est orienté vers une infirmière.
  • Suivi communautaire en groupe au centre de santé : remise des traitements, information et mesure de la tension artérielle tous les trois mois, en groupe, par une personne bénévole en santé communautaire au centre de soins.
  • Suivi communautaire délocalisé : même dispositif que ci-dessus, mais réalisé au sein d’un groupe de patients vivant dans une même région, afin de réduire les déplacements jusqu’au centre de santé.

Une première phase exploratoire s’est déroulée entre avril 2023 et avril 2025 pour évaluer la mise en œuvre, la faisabilité et les résultats précoces de l’intégration des modèles différenciés. 

« Sur l’ensemble des 699 patients suivis dans la cohorte observationnelle, nous avons constaté une rétention élevée dans les soins de 95 % à six mois et 85% des personnes avaient une tension bien contrôlée six mois après leur inclusion. Aucune différence notable n’a été observée entre ceux suivis selon le modèle classique et ceux bénéficiant de modes de prise en charge différenciés, » rapporte Jihane Ben Farhat. 

Cette première phase a confirmé que la mise en place des modèles différenciés pour l’hypertension, inspirés de l’expérience du VIH, est réalisable sans que le suivi médical, ne soit compromis au moins sur le court terme, mais elle nécessite d’être poursuivie et affinée pour aller plus loin et adapter ces modèles encore davantage au besoin des patients.

Une approche mixte pour des soins adaptés et durables

« Les évaluations traditionnelles reposent souvent sur des indicateurs épidémiologiques ou des données de routine. Si utiles, ces approches ne suffisent pas à saisir la complexité des contextes, ni à comprendre les perceptions, les comportements et les attentes des patients comme des soignants, » souligne Endashaw M Aderie, MSF MSF Eastern Africa et co-investigateur de l’étude. 

Pourquoi certains patients adhèrent-ils mieux à un modèle qu’à un autre ? Quelles craintes ou préférences influencent leur décision ? Comment les normes sociales, le genre ou la stigmatisation peuvent-ils freiner l’adoption de soins décentralisés ? C’est ici que les sciences sociales apportent une contribution essentielle.

L’étude que coordonne Jihane Ben-Farhat actuellement au Kenya repose donc sur une méthodologie mixte — qualitative (entretiens, observations, groupes cibles) et quantitative (enquêtes, analyses de parcours de soins) — pour :

  • Évaluer l’acceptabilité et la faisabilité des modèles différenciés dans différents contextes ;
  • Identifier les profils de patients les plus susceptibles d’en bénéficier ;
  • Comprendre les déterminants socioculturels et les dynamiques communautaires influençant l’accès et la continuité des soins ;
  • Informer les stratégies de mise en œuvre adaptées aux réalités locales.

« L’étude qualitative doit nous permettre de comprendre les facteurs facilitants et les obstacles à la mise en œuvre de ces modèles, afin d’en optimiser le déploiement à plus grande échelle, » explique Jihane Ben-Farhat. 

La lutte contre l’hypertension dans les PRFI ne peut reposer uniquement sur des innovations biomédicales, aussi prometteuses soient-elles. Les SPC représentent une avancée thérapeutique majeure, mais leur succès dépendra de la capacité à les intégrer dans des modèles différenciés, souples et centrés sur les patients. Cela nécessite une collaboration étroite entre patients, soignants, décideurs, communautés… et chercheurs en sciences sociales. 

« Ces derniers doivent être pleinement impliqués dans la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des interventions. C’est une condition essentielle pour garantir l’efficacité, l’équité et la pérennité des soins », conclut l’épidémiologiste. 

 

  1. IAA-JAS-13120-24-2025.pdf
  2. Hypertension in Sub-Saharan Africa: Cross-Sectional Surveys in Four Rural and Urban Communities. Plos one. Hendriks et al, 2012

 

©Zainab  Mohammed

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